Comment est né Agua ? Quelle a été la
première image ? Cela renvoie-t-il à un souvenir
d’enfance ?
Deux
images me sont venues à l’esprit : la ligne au
fond du bassin, et son double, la ligne sur la route.
La première est apparue suite à l’écriture d’un texte
pour expliquer comment faire un film. J’étais
épuisée, je ne savais pas quoi écrire, et cette image
est venue à moi. Elle me renvoyait aux longues heures
d’entraînement en piscine, quand j’étais enfant, à
aller et venir, toujours seule dans ma tête. La
seconde image a sollicité mon imagination plus que ma
mémoire. J’avais écrit l’histoire de quelqu’un qui
revenait pour tenter de récupérer quelque chose qu’il
avait perdu. C’est généralement de cette manière que
je travaille sur un film. D’abord j’écris l’histoire,
qui peut aller de 3 à 15 pages. Ensuite j’attaque le
traitement cinéma-tographique. Quelque part, ces deux
images ont donné naissance aux deux personnages
principaux et leur point de convergence a été
l’eau.
Qu’évoque
pour vous l‘eau, sa matérialité physique ? Le
silence, la solitude, la protection, la
liberté ?
J’aime
l’eau. Elle me procure un plaisir physique. Si je
m’immerge, même dans une baignoire, je sens que je me
délivre des liens de la vie quotidienne. Quand je
contemple l’océan, je « voyage » loin et je
ne peux pas résister au désir d’y pénétrer, quelle
que soit la température ou la météo. L’Atlantique
surtout. Son eau froide et ses vagues me régénèrent,
me chargent en énergie. Les réalisateurs doivent
maîtriser leurs désirs par la discipline. A cause de
cela, nous perdons une partie de notre capacité à
ressentir. Mon esprit travaille, je ne sens pas
réellement mon corps. Les heures passées à écrire, à
affronter son esprit, en isolement total, tout cela
peut devenir une expérience terrorisante. Dans
Agua,
je crois que j’ai voulu retrouver le plaisir physique
et éloigner la terreur mentale. Chino traverse ce
moment-là. Goyo l’a déjà traversé, et devra affronter
de nouveau ses vieux démons. Mais tous les deux ont
perdu le plaisir premier de ce qu’ils font. C’est ce
qu’ils tentent de retrouver.
Votre
premier long-métrage Vagón fumador
était un film éminemment « nocturne ».
Dans Agua, c’est la lumière qui prédomine. On dirait
qu’Agua est un film lumineux malgré l’opacité des
personnages. C’est le cas ?
Dans
la nuit, les personnages de
Vagón fumador
se sentaient libres, inobservés, vivant en toute
impunité. Ils ne vivaient pas dans le temps, mais
dans l’espace. En terminant le film, la nuit avait
perdu de son enchantement. Dans
Vagón fumador,
je n’ai volontairement rien coupé dans le cadre. Par
la suite, j’ai vu une tristesse dans les rues,
quelque chose qui jusque-là m’était inconnu. Il faut
préciser que le climat qui a suivi la crise de 2001 a
altéré le panorama visuel en Argentine. Avec
Agua,
j’ai tout voulu filmer de jour. Mais, ici, les
personnages sont retenus par un élément qui les isole
– l’eau. Là où ils ne perçoivent pas le monde
extérieur. Je ne souhaitais pas mettre en lumière
leur isolement, mais leur donner la possibilité
d’évoluer, de se connecter au monde extérieur,
littéralement d’aller vers la lumière.
Comment avez-vous créé l’univers visuel de Agua
qui ne ressemble à rien de connu?
Je
voulais une image nette, précise, comme coupée au
scalpel. C’est pour ça que j’ai voulu tourner en
35mm. Dans le film, il y a trois mondes visuels
distincts : l’eau transparente, l’eau trouble et la
terre. Par l’eau transparente, je voulais montrer que
c’est ici que les personnages « voient ».
En les filmant toujours sous l’eau, dans leur
« intérieur », je m’immerge avec eux. Pour
cela, j’ai utilisé des travellings sous-marins. Dans
le fleuve, avec l’eau trouble, on ne voit rien. L’eau
est marron. J’ai choisi de montrer que les
personnages sont, en un sens, aveugles. Au lieu
d’aller en studio et de simuler leur vision, je les
ai filmés de l’extérieur, au-dessus de l’eau. Sur la
terre (qui représente pour moi la vie quotidienne),
je voulais une image «propre», avec des plans fixes
pour refléter le manque de mobilité, la rigidité des
personnages. Le mouvement était réservé aux scènes
dans l’eau, là où les personnages sont fluides. Il y
a aussi une autre constante dans le film : la
séparation entre l’esprit et le corps. Pour illustrer
cela, j’ai utilisé des plans larges. Je les ai
entrecoupés avec des fragments de corps, des gros
plans et une absence quasi-totale de plans montrant
le personnage dans son entier. Derrière ce choix
formel, j’imagine que se cache un scepticisme profond
sur le fait qu’une personne puisse être en harmonie
avec l’ensemble des éléments qui la
composent.
Dans
Agua, le travail du son est primordial et très
novateur ; il complète l’hypnotisme des images.
Comment l’avez-vous conçu ?
La
façon de traiter le son et l’importance de celui-ci
dans le film ont été évidents dès le début. C’est
difficile de montrer ce qu’il se passe dans l’esprit
d’une personne immergée pendant des heures, qui
répète sans cesse un exercice. J’ai tenté d’expliquer
ce ressenti par le son, d’évoquer une idée
d’intériorité. Il n’y avait pas de place pour de la
musique. Bien sûr, le risque était de perdre en
émotion mais j’ai décidé de me lancer quand même. On
peut fermer les yeux pour ne pas voir mais on ne peut
pas boucher totalement ses oreilles. Le son s’insinue
même quand on décide de ne pas l’écouter, et parfois,
au moment le plus inattendu, il réapparaît. En ce
sens, il fonctionne comme
l’odorat.
Dans
Agua, Goyo, comme Chino ne s’intègrent pas à ce qui
les entoure. Pourquoi ?
Goyo
et Chino sont des « outsiders ».
Sur terre, ils ne parviennent pas à fonctionner,
à communiquer, ils sont comme des poissons hors de
l’eau si je puis dire. Une piscine est d’un point de
vue graphique une image apaisante. Un rectangle d’eau
bleue, sous contrôle, où il y a toujours un bord
auquel s’accrocher. Mais c’est aussi un piège. Elle
altère les relations au monde extérieur de celui qui
pratique ce sport professionnellement. Je pense que
cela peut arriver à quiconque est obsédé par une
seule chose. On se referme sur nous-mêmes. On en
oublie les alternatives pour faire les choses
autrement. Les gens commencent à prendre de la
distance. C’est le début de la solitude.
Au début, dans le désert, Goyo semble sortir du
vide pour affronter son passé. Pourquoi ? Cela
ressemble à une décision de héros d’un mythe
classique.
En prenant Goyo comme figure centrale, le film n’est
pas différent d’une tragédie grecque. Le héros, ne se
rend pas compte qu’il commet les mêmes erreurs. Il ne
voit ni les signaux de danger, ni les chemins
alternatifs qu’il pourrait prendre. Son destin
débouche sur la mort, mais c’est parce qu’il sauve
quelqu’un avant, qu’il acquiert sa dimension
héroïque.
Qu’est-ce
que le fleuve évoque et signifie pour vous, avec ses
courants et ses bifurcations ?
Je
dois reconnaître que le fleuve provoque chez moi un
rejet instinctif. Il semble sans loi, sans signe de
civilisation, il incarne la cruauté. La loi de la
jungle, c’est-à-dire la loi du plus fort, du plus
apte. Pourquoi l’océan ne me procure-t-il pas cette
sensation ? Peut-être parce qu’il y a un horizon
infini, et cela évoque toujours une promesse.
Peut-être aussi parce que l’océan est cyclique. Il a
ses lois propres. La marée monte puis descend, mais
on peut comprendre son rôle. Le fleuve pour moi c’est
la jungle, loin de l’idée d’une nature idyllique
comme l’évoque Rousseau. C’est comme un enfer, un
côté obscur.
Quelles
relations ont ces hommes avec les femmes ?
María,
Luisa et Ana forment un triptyque des différents
« états » de la féminité. Les trois
surgissent en même temps et sont superposables. María
a été abandonnée, elle s’est reconstruite et a
continué sa vie. Elle a fondé une nouvelle famille et
elle n’accepte pas que quelque chose vienne déranger
cet équilibre, pas même la vérité. Luisa est le
soutien économique du foyer. Elle conçoit le temps en
terme biologique, à la différence de Chino pour qui
le temps est une question prédominante. Pour être
plus claire, Chino veut contrôler le temps alors que
Luisa s’adapte à lui car la naissance imminente du
bébé ne dépend pas d’elle. La résignation de Luisa
est le cordon qui relie Chino à la terre. Ana est
celle qui comprend et pardonne, sans juger.
Rossellini a déclaré que « la vraie
attitude morale est la tendresse » et je crois
que cela m’a guidée pour le personnage d’Ana. Je
crois que les femmes ont une manière de penser plus
« émotionnelle » que les hommes, qui ont
plus tendance à dissocier leurs pensées de leurs
émotions. Goyo et Chino sont les deux extrêmes de
cette position masculine, et il était naturel qu’ils
ne puissent communiquer avec aucune de ces trois
femmes. Peut-être y a-t-il un espoir à la fin, mais
le film ne fait que poser la
question.
Entretien réalisé par Luciano Monteagudo